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Les métiers du lien à l’épreuve des mutations du lien social

Cet article est la transcription d’un exposé qui a été présenté lors d’une journée d’étude mise en place par une importante fédération de personnes en situation de handicap, principalement de déficiences sensorielles, sur le thème de l’accompagnement. Notre contribution a été d’interroger, à travers l’exemple de la démarche qualité, les effets des mutations du lien social dans les pratiques des professionnels du lien en particulier ceux du secteur de l’enfance, du social et médico-social.

Les métiers du lien à l’épreuve des mutations du lien social

L’exemple de la mise en œuvre de la démarche qualité

Pour permettre de cerner de quelle place je parle, je rappellerai que j’ai été directrice d’établissement dans le secteur de l’enfance pendant une dizaine d’années, puis j’ai ensuite exercé des fonctions de responsable de circonscription en travail médico-social au sein d’un Conseil Général, et ai assuré une fonction de chargée d’enseignement à l’Université de Paris X et de formatrice au sein de différentes écoles du secteur social et médico-social, avant d’embrasser, depuis les années 2000, la fonction de psychologue intervenant dans la compréhension des enjeux psychiques au travail.

Fondatrice de Travail et Humanisme, organisme de formation, d’intervention et de recherche dans le champ de la clinique du travail, j’accompagne de nombreuses institutions publiques, privées et associatives des champs social et médico-social dans la compréhension des enjeux psychiques du travail à partir soit de temps d’analyse institutionnelle impliquant l’ensemble du personnel de l’établissement, soit de supervision institutionnelle de conseils d’administration, de directions générales et de directions d’établissements médico-sociaux ou à caractère social. Mes repères théoriques relèvent de la psychodynamique du travail, de la sociologie clinique et de la psychanalyse.

L’objet de cet article est de montrer comment, à travers les démarches d’évaluation qui s’imposent actuellement dans les secteurs sociaux et médico-sociaux, on procède méthodiquement – souvent avec le consentement des personnes elles-mêmes – à l’évacuation de la subjectivité dans le travail de lien. Il est aussi de montrer comment cette évacuation peut expliquer la plainte récurrente de demande de reconnaissance des professionnels de ce secteur.

2 – L’injonction d’évaluer

Depuis quelques années, nous assistons à une demande massive d’évaluation du travail dans des secteurs jusque-là épargnés. Cette demande semble s’expliquer par le contexte de mutations sociales dans lequel nous évoluons depuis quelque temps, où la seule efficacité admise est celle qui apporte des résultats visibles et où de fait le « désir » est orienté en vue d’objectifs marchands, offrant ainsi un « boulevard » à la logique de l’économie de marché qui s’impose désormais dans tous les secteurs d’activités. Ces mutations ont été accélérées, selon de nombreux auteurs, par divers progrès techniques, en particulier les progrès de la science. Ces derniers ont bouleversé, en effet, tous les repères de notre société : le mariage, la procréation, les rapports entre les générations, la vie sexuelle, la différence des sexes, l’autorité, etc., favorisant ainsi « un déverrouillage des systèmes traditionnels d’organisation de la société et d’assignations des individus avec comme horizon un déploiement généralisé du champ des possibles pour tout un chacun » [2][2] J.-P. Lebrun, La perversion ordinaire, Paris, Denoël,….

Nous serions enfin dans « un monde sans limite » – pour reprendre le titre d’un livre de Jean-Pierre Lebrun –, débarrassés de tout ce qui nous contraint et entrave notre liberté, citoyens d’un nouveau monde marqué – comme le dit Charles Melman dans L’homme sans gravité [3][3] Pour de plus amples développement, j’invite les lecteurs… – par le rejet du « réel » au profit du « virtuel » et par une délégitimité des figures d’autorité, avec comme conséquence majeure l’affranchissement dans les échanges de toute référence régulatrice, c’est-à-dire « d’un grand Tiers » au sens freudien ou au sens lacanien de « la place d’exception » [4][4] Par « place d’exception », il ne faut pas entendre…. Ainsi, toujours selon ces auteurs, en congruence avec ces mutations, des changements majeurs sont opérés au sein de notre organisation sociale.

D’abord, l’organisation sociale antérieure qui reposait sur la verticalité – où « la place d’exception » était clairement identifiée et où sa fonction régulatrice était non seulement souhaitée mais attendue pour assurer l’équilibre indispensable dans les processus de régulation sociale et économique – semble peu à peu disparaître au profit d’une organisation sociale horizontale plus en phase avec l’accroissement de la « jouissance » et au service d’un ensemble d’intérêts privés à satisfaire à tout prix. Il s’agit, en effet, de substituer le primat du désir par celui du besoin, autrement dit de transformer les institutions non marchandes au service des populations vulnérables, comme les institutions concurrentielles, en simples prestataires de services. L’objectif est, d’une part, d’assurer plus efficacement la gestion des usagers en procédant rapidement à l’assainissement de « la file active » grâce à divers programmes formalisés et standardisés à partir de besoins globalement estimés selon la logique de marché et, d’autre part, de procéder à l’évaluation des résultats du travail à partir des outils de la science.

Ensuite, on privilégie un type de lien social où les places de chacun se trouvent confondues, car considérées comme équivalentes. Par conséquent, la dimension collective devient l’affaire des seuls individus, c’est-à-dire est liée aux arrangements établis entre individus. Or, comme le dit Jean-Pierre Lebrun, la relation à l’autre ne peut se résumer à une relation contractuelle, parce que celle-ci suppose « une réciprocité, une relation en miroir » et qu’il s’agit surtout pour les professionnels du lien « de pouvoir soutenir une certaine conflictualité » [5][5] J.-P. Lebrun, La perversion ordinaire, Paris, Denoël,…avec les usagers qu’ils ont mission d’accompagner.

Enfin, toujours en congruence avec le primat du « besoin », on procède au sein de ces secteurs à une rationalisation des interventions sociales au travers d’une simplification des problématiques sociales déclinées en autant de mesures-besoins qu’il y a de problématiques. Celles-ci peuvent alors être mises en œuvre plus efficacement, selon la logique gestionnaire, par divers intervenants prestataires, chacun étant « spécialiste » d’une ou de plusieurs prestations de services. L’objectif de cette rationalisation est d’opérer un traitement rapide des problématiques identifiées, attitude légitime certes mais qui provoque chez les usagers des demandes sans fin pouvant émaner de besoins contradictoires et exigeants et empêchant ainsi tout travail de subjectivation, autrement dit tout travail de renoncement, de perte de « jouissance pour que le désir s’inscrive comme modalité du fonctionnement de l’humain » [6][6] J.-P. Lebrun, entretien avec Joseph Rouzel.. Or, précisément dans ce travail de lien mis en œuvre par les praticiens, besoin et désir ne doivent pas être confondus.

3 – Rationalisation du désir et primat du besoin dans les champs social et médico-social

Pour l’usager, confondre « désir » et « besoin » n’est certes pas sans risque. La notion de « désir » est généralement utilisée afin de privilégier le point de vue subjectif, c’est-à-dire celui du Sujet. Le désir marque « une intention de retrouver les signes des premières expériences de satisfaction de l’enfance, il renvoie à un passé et à une histoire individuelle. [Il] s’inscrit en premier lieu dans le passé et l’inactuel ; deuxièmement dans le fictif, l’illusoire et le fantasmatique ; troisièmement dans l’individuel et le subjectif. On n’est pas dans la réalité, et si cette dernière est impliquée dans les comportements, celle-ci ne prend sens qu’à travers un ensemble de signes [7][7] Christophe Dejours et Elisabeth Abdoucheli, « Désir…. »
Ainsi dans la logique d’un accompagnement prenant en compte le désir, l’usager est reconnu dans son histoire, sa singularité et son environnement, autrement dit dans la totalité de son être et de ce qu’il donne à voir à travers ses troubles et ses symptômes. Les facteurs temps et écoute sont perçus comme des éléments indispensables au travail de subjectivation. L’usager est considéré, en effet, non pas comme un sujet ayant des droits mais comme un sujet de droit.

Par contre, dans la logique d’un accompagnement privilégiant le besoin, on fait croire à l’usager que ce qu’on lui offre va satisfaire son besoin et, comme il y a toujours une demande l’objet importe peu. Dit autrement, dans cette logique, il faut toujours de l’objet censé satisfaire de manière immédiate le désir de l’usager, mais, comme le disent les psychanalystes, le désir ne peut jamais être satisfait, car le désir n’est pas un objet réel. Cette logique de réponse aux besoins à tout prix maintient donc les usagers dans une position infantile de satisfaction immédiate de besoins illusoires. Or c’est à une satisfaction différée que doit être confronté le sujet. En termes psychanalytiques, il s’agit d’exigences de l’idéal portées par l’idéal du moi et non de moi idéal. Autrement dit, dans la logique du besoin, l’usager est utilisé comme artisan de sa propre désubjectivation. Il est un simple consommateur dont il faut contenter l’exigence immédiate car son problème-besoin est considéré comme une entité autonome détachée de son histoire personnelle et du contexte dans lequel il se pose. Sa situation sera, en effet, considérée comme rétablie dès lors que son problème aura été résolu, laissant entières les questions qu’il était venu faire entendre à un autre dans le champ social.

Pour que chaque usager puisse s’inscrire et/ou se réinscrire dans l’ordre social et symbolique – c’est à ce niveau essentiel que se situent les métiers du lien – il faut que les praticiens puissent précisément « tisser du lien » avec les usagers. Or les nombreux dispositifs et outils qui se mettent en place actuellement, en particulier les démarches d’évaluation, empêchent ce travail de lien en procédant à l’exclusion de la subjectivité, c’est-à-dire en tentant d’évacuer les éléments indispensables – tels le temps et l’écoute – à la mise en place d’un travail de subjectivation pour chaque usager. Ce temps et cette écoute, qui étaient hier encore considérés comme des outils privilégiés dans la pratique de l’intervention sociale, sont aujourd’hui jugés inutiles voire ne sont utilisés que comme de simples indicateurs de rendement, comme le montrent les deux exemples ci-dessous.

4 – Les effets pervers de la rationalisation de l’intervention sociale

4.1 – L’exemple de la prestation de service unique (PSU) mise en place dans les établissements petite enfance

Lancée en 2000, mais appliquée en 2005, la mise en œuvre de la prestation de service unique (PSU) [8][8] Il s’agit d’un mode de financement mis en place par… dans les établissements de la petite enfance illustre bien les effets pervers de la rationalisation de l’intervention sociale. Ce nouveau mode de tarification a comme objectif, selon le financeur, de mieux adapter l’offre à la demande des familles. En réalité, pour de nombreux gestionnaires, il est une occasion pour l’État de se désengager du financement de l’accueil de l’enfant. Dans tous les cas, dans les établissements, l’accueil a d’abord été découpé en tranches, c’est-à-dire en autant de prestations qu’il y a de demandes parentales : c’est ce que les politiques appellent l’accueil à la carte, reproductible dans tous les établissements de France et de Navarre sous l’appellation de « multi-accueil ».

Ensuite, malgré l’assouplissement proposé par le financeur, les praticiens ont reçu l’ordre de « remplir » toutes les « plages » horaires. Dans la réalité, cependant, les besoins des parents restent très classiques et, même s’ils ne le sont pas, ne coïncident jamais tout à fait avec les horaires libérés. Leurs besoins se situent majoritairement dans la tranche horaire de 9 h à 17 h. Il est donc pratiquement impossible aux praticiens de « remplir » les tranches horaires de 8-9 h et de 17-19 h. Beaucoup ont ainsi l’impression non pas d’accompagner des enfants mais de remplir des cases comme dans un puzzle.

Enfin, même si la réalité du travail résiste à toute tentative de standardisation, nombre de praticiens ont le sentiment d’être tenus responsables s’ils n’atteignent pas le taux d’occupation exigé par le financeur. Par ailleurs, ils constatent combien leurs pratiques effectives sont mises à mal.

Ainsi, selon ce nouveau mode de tarification horaire, les familles ne payent que pour le service qu’elles ont utilisé. Comme les utilisateurs de parking, sachant que chaque heure commencée est due, certains parents ont tendance à rogner voire à supprimer tout temps d’échange avec le personnel accueillant leurs enfants.

D’autres parents adoptent une pratique plus rusée et composent habilement avec le système. Ils viennent chercher leur enfant comme à l’accoutumée, ils « badgent », c’est-à-dire qu’ils effectuent l’opération d’enregistrement de leur heure de sortie, puis ils reviennent échanger avec les professionnels de l’établissement en charge de leur enfant ; autrement dit, ils s’engagent ainsi dans le travail de lien, ils viennent faire « du lien social ».

Quant aux professionnels, certains sont happés par le système et semblent s’y « lover » en affirmant que ce dispositif est plus juste et permet de surcroît d’éviter tout conflit – oubliant, ce faisant, que leur rôle est justement de soutenir une certaine conflictualité. D’autres adoptent des stratégies d’ajustement subversives et maintiennent les temps d’échange avec les familles sans inclure ce temps dans le décompte horaire, ce qui malheureusement vient renforcer l’occultation de leurs pratiques réelles. Les conséquences ne se font pas attendre : l’absence de paroles ou l’énoncé de paroles uniquement à caractère utilitaire avec ceux-là même qui leur ont délégué la prise en charge de leurs enfants, génèrent rapidement l’incompréhension, l’insatisfaction et parfois la rupture des liens.

Nier les dimensions de la subjectivité et de l’inconscient dans toute prise en charge, quels que soient les secteurs d’activités, et enfermer l’usager dans un statut de client fait toujours retour dans le social sous des formes non socialisées.

4.2 – Les contradictions des gestionnaires : l’exemple de la polyvalence de secteur

La plupart des Conseils Généraux ont organisé leur dispositif d’action sociale non seulement en spécialisation par service mais aussi en spécialisation professionnelle cédant eux aussi à la tyrannie du court terme. On trouve ainsi des spécialistes de l’accueil, de l’accompagnement à court terme et de l’accompagnement à long terme etc. Le facteur temps, jusque là librement maîtrisé par les travailleurs sociaux et intégré par tous comme un outil indispensable de la pratique professionnelle est maintenant segmenté, disséqué, délimité puis partagé par divers accompagnateurs car considéré comme un facteur de rendement. Selon les dires des employeurs, ce dispositif a pour but de répondre plus rapidement à la demande de l’ensemble des usagers et surtout d’offrir plus de temps à ceux qui en ont le plus besoin.

Cependant, l’initiative ainsi convoquée des travailleurs sociaux « d’offrir plus de temps à ceux qui en ont le plus besoin » est battue en brèche par ces mêmes employeurs qui considèrent précisément ces usagers comme des « inutiles sociaux » pour reprendre les termes de Jacques Donzelot. Les conséquences sur la santé mentale des travailleurs sociaux ne se font pas attendre avec des effets qui restent encore à mesurer : vécus d’impuissance, ressentiment, fatigue forment un tableau clinique contrasté où la disponibilité psychologique exigée par l’employeur pour accompagner ces usagers les plus éloignés de l’emploi est simultanément déniée.

Ainsi, peu légitimés et peu soutenus par ceux-là même qui les ont mandatés, les travailleurs sociaux éprouvent des difficultés à occuper leur place et s’interrogent sur leur utilité sociale d’autant qu’ils repèrent qu’il ne s’agit pas pour leurs employeurs de concevoir un dispositif institutionnel qui permet aux usagers de s’arrimer au social mais de prouver qu’ils font de l’insertion.

5 – Conséquences de la culture d’évaluation sur le travail, les relations de travail et la santé des praticiens du lien

Résumons-nous : la plupart des outils et des démarches d’évaluation procèdent par exclusion de la subjectivité, c’est-à-dire, comme l’explique Philippe Candiago (citant G. Waseland), « par élimination du sujet, puisque, par méthode, un résultat n’est avéré exact que s’il peut être reproduit indépendamment de son auteur » [9][9] Que serait un travail social qui ne serait ni théologique,…. On peut donc faire l’hypothèse que ce que l’on tente d’évaluer lors de la mise en œuvre de ces démarches d’évaluation de la qualité dans les secteurs social et médico-social n’est pas le travail réel mais le travail formel, c’est-à-dire le travail idéal – qui lui n’existe pas. Ce point est capital, me semble-t-il, pour comprendre la plainte récurrente de reconnaissance des professionnels de ces secteurs.

5.1 – Le travail c’est faire avec ce qui résiste

Le travail réel est « l’effort fait par chacun dans sa confrontation au réel [10][10] Le réel est ce qui résiste aux travailleurs sociaux,… pour faire face à l’imprévisible de la tâche », nous dit Christophe Dejours, théoricien de l’école de la psychodynamique du travail qui étudie les enjeux psychiques au travail. Autrement dit, le travail repose sur la mobilisation et l’engagement subjectif de chacun pour ajuster, interpréter, aménager, réaménager et inventer des solutions qui ne valent que pour une situation donnée.

Illustrons ce propos par l’exemple très pertinent commenté par Jean-Marie-Vauchez, éducateur spécialisé [11][11] J.-M. Vauchez, article consulté sur le site Psycha….
« Un adolescent scolarisé est confié par un juge à une maison d’enfants. Le besoin repéré est très simple : la rescolarisation.
L’histoire de cet enfant : sa mère, seule au foyer, n’arrive pas à s’occuper de lui, aîné de quatre enfants. La mère espère que le placement de son fils au sein d’un établissement l’aidera à reprendre les chemins de l’école. Le jeune en question, même si “l’école n’était pas son truc”, souhaitait se donner une chance de s’en sortir. Tout le monde est donc d’accord et la maison d’enfants propose d’inscrire l’enfant dans un collège tout proche. Mais le jeune met en place, de manière incompréhensive, de nombreuses stratégies d’échec et sa mère semble l’aider activement à échouer dans sa scolarité.

L’équipe éducative, après analyse des nombreuses observations, identifie qu’il manque à ce jeune un repère masculin. S’apercevant alors que celui-ci semble avoir noué avec le cuisinier de l’établissement une relation privilégiée, l’équipe éducative lui propose une fonction d’aide-cuisinier auprès de ce dernier.

Quelque temps plus tard, ce jeune demande une formation lui permettant de préparer un CAP de cuisine. »
Cet exemple illustre bien que le besoin n’est pas le désir. La demande du jeune n’est pas d’emblée compréhensible ; c’est à travers un ensemble de signes et surtout l’engagement de tous les praticiens de l’établissement que la demande prend sens. Pour ce jeune, dit Jean-Marie Vauchez, l’enjeu de la demande était en réalité un repère identificatoire masculin. Cette demande était latente, non explicite au moment de l’accueil du jeune. Elle n’a pu être formulée que dans l’après-coup de l’accompagnement, et c’est précisément dans cette réponse singulière apportée à ce jeune que réside l’efficacité du dispositif éducatif pour celui-ci. Enfin, cette réponse n’est ni prédictive, ni reproductible. Il faut que les praticiens du lien inventent pour chaque jeune accueilli une réponse qui ne vaut que pour sa situation singulière.

5.2 – Le travail n’est plus un espace de « sublimation » pour les praticiens du secteur social et médico-social

Cet exemple illustre bien les limites de la standardisation de réponses pré-formatées tant pour les usagers eux-mêmes que pour les praticiens. La possibilité pour les praticiens du lien d’exprimer leur engagement subjectif et leur singularité dans le champ du travail, à travers la multiplicité des modes opératoires mis en œuvre et la reconnaissance de ces derniers par le milieu de travail, permet à chacun de répondre à son besoin de « sublimation ». En effet, derrière cette multiplicité des modes opératoires, se cache une multiplicité de sujets qui tentent, dans le champ du travail, de trouver des compromis entre leur désir propre et la réalité. La standardisation des modes opératoires et du temps de l’organisation scientifique du travail (OST) risque précisément de réprimer le désir des praticiens du lien, avec trois types de manifestations graves dues aux conséquences de cette répression pulsionnelle : psychique, motrice et viscérale.

C’est donc paradoxalement à « l’amputation du pouvoir d’agir des professionnels » que convoquent les démarches d’évaluation actuelles. Cette mobilisation de la subjectivité des professionnels du lien est en effet au principe même du développement de leurs compétences, autrement dit, c’est elle qui favorise la construction du savoir-faire, à condition toutefois que ces compétences soient reconnues par l’organisation du travail. Or, jusqu’à ce jour, ces savoir-faire ne sont ni connus, ni reconnus par l’organisation du travail. Comment donc évaluer (au sens de « donner de la valeur à ») ce qui ne fait l’objet encore d’aucune reconnaissance ?

6 – Identité professionnelle et reconnaissance

Si l’on admet, dans une première acceptation, que la reconnaissance signifie, comme l’affirme Christophe Dejours, « prendre acte de la contribution des sujets », on comprend que cette question soit récurrente dans les métiers du social et du médico-social.

Si l’on admet aussi que le déficit de reconnaissance en termes de contribution subjective est précisément ce qui fait obstacle à la compétence comprise comme ce qui se révèle au cours de l’action, on voit bien qu’il y a urgence à répondre à ce besoin, et cela non seulement pour les praticiens du lien eux-mêmes mais également pour ceux qu’on les a chargés d’accompagner. On peut d’ailleurs faire l’hypothèse que la plainte récurrente relative à des questions de reconnaissance, adressée par les professionnels des champs sociaux et médico-sociaux à leur organisation, doit être entendue précisément comme une demande de reconnaissance de leur contribution subjective dans le travail.

Par ailleurs, les savoir-faire des professionnels du lien seraient, selon le public, les employeurs et certains professionnels eux-mêmes, enracinés dans l’innéisme et pâtiraient de la domination des savoirs savants. Les professionnels du lien sont dès lors tentés, lors des démarches qualité, de « coller » à la commande sociale afin de donner une meilleure image d’eux-mêmes. En développant des descriptions savantes émaillées de mots-valises, des énoncés de bonnes intentions qui disqualifient du même coup le travail qu’ils engagent réellement auprès des « usagers ».

7 – Quelle évaluation pour ceux qui œuvrent dans les champs du social et du médico-social ?

Les outils actuels des démarches d’évaluation basés sur le quantifiable, le visible, le mesurable ne peuvent rendre compte de la complexité du travail des praticiens du lien, en particulier de leur investissement subjectif, des efforts déployés par chacun pour faire face à l’épreuve des situations singulières.

De plus, traversés par les mutations du social, certains professionnels qui se dénomment eux-mêmes les ingénieurs du social adhèrent au discours de la science et participent à l’occultation de leurs pratiques réelles. Alors, la tentation est grande de renoncer à mettre en œuvre la démarche d’évaluation dans les secteurs social et médico-social. Pourtant, ce n’est pas tant la démarche d’évaluation qui est à remettre en cause – ne serait-ce que par l’opportunité qu’elle offre de pouvoir comprendre la plainte des praticiens du lien et répondre ainsi à leur demande récurrente de reconnaissance – que la logique quantitative qui lui est sous-jacente. C’est en effet celle-ci qui nous semble devoir être questionnée car, dans ces secteurs, la démarche d’évaluation présente sans conteste quelques enjeux qui méritent d’être examinés.

Premier enjeu. La démarche d’évaluation peut être l’occasion pour les professionnels du lien 1) de donner à voir ce qu’ils font, 2) de dire ce qu’ils font, et 3) d’envisager ce qu’ils font de ce qu’ils disent. Ces trois phases de l’analyse d’une activité permettent de repérer tous les niveaux de l’élaboration de l’expérience professionnelle.

Deuxième enjeu. La démarche d’évaluation offre aussi aux professionnels l’opportunité de réfléchir aux problèmes de méthodes et d’outils. En effet, incorporés, profondément enracinés dans leur subjectivité, nourris par celle-ci, les savoir-faire des praticiens du lien ne peuvent être saisis qu’avec des outils qui permettent d’avoir accès à leur subjectivité comme par exemple : l’autoconfrontation croisée, la méthode du sosie mais aussi l’analyse de pratiques mises en œuvre par des analystes du travail spécialisés dans l’investigation du travail réel et ayant une connaissance et une pratique des problématiques qui traversent leurs secteurs. Il s’agit moins d’une méthode à appliquer que d’une méthodologie de co-analyse conçue et re-conçue avec les professionnels du lien et à chaque fois singulière.

Ce type de méthodologie clinique nous paraît d’autant plus important que la demande de l’autre est toujours latente – et non explicite – au moment de son accueil, comme le montre l’exemple cité précédemment ; de fait, la demande ne sera formulable que dans l’après-coup de l’accompagnement. Et méthodologie importante également parce que les savoir-faire des praticiens – dans ces champs comme dans d’autres – ne sont pas formulables a priori mais a posteriori, au moment précisément où ils délibèrent de la situation avec d’autres, en particulier avec leurs pairs.

Troisième enjeu. C’est également l’occasion pour les praticiens du lien d’œuvrer à l’instauration d’une tradition dans ces secteurs d’activités. En effet, pour qu’une tradition s’instaure, il faut du temps, de la confrontation, bref du lien, en particulier avec les pairs, afin de déplier et de confronter les règles du métier construites dans l’intimité de la relation à l’autre pour qu’elles fassent l’objet de controverses et deviennent des règles communes. Bref, il s’agit bien de se parler pour produire du collectif et favoriser ainsi le vivre ensemble.

Quatrième enjeu. Dans l’esprit de tout un chacun, l’évaluation renvoie à la mesure et au chiffrage. Or, dans ces champs où l’objet de travail est l’humain, il s’agit moins de mesurer le travail que de questionner le sens : le sens de l’action (au sens arendtien du terme) et de l’engagement de chacun, les concepts fondateurs, les finalités, bref interroger la dimension éthique de la praxis. Il est légitime en effet que les usagers puissent formuler leurs besoins et les confronter avec les réponses de l’établissement. En revanche, les établissements ne peuvent rester à ce premier niveau de demande car le besoin n’est pas le désir. Il faut, dans ces secteurs, ouvrir des espaces permanents de réflexion et fabriquer de l’institutionnel, produire du collectif, inventer du nouveau toujours singulier, bref développer des pratiques cliniques qui font la part belle à la dimension subjective et accepter le fait que cette évaluation se situe d’abord sur le plan qualitatif. Car l’éthique du travail social et médico-social réside, à mon sens, dans le fait que l’aide apportée à ceux que l’on appelle les usagers doit d’abord avoir comme objectif de les aider à trouver des compromis acceptables pour eux entre leur propre désir et la réalité afin qu’ils puissent s’arrimer au social.

Notes
[1]
L’auteur est psychologue clinicienne du travail et responsable de Travail et Humanisme.
[2]
J.-P. Lebrun, La perversion ordinaire, Paris, Denoël, 2007.
[3]
Pour de plus amples développement, j’invite les lecteurs à « faire leur miel » de la lecture des livres suivants : Charles Melman, L’homme sans gravité, Folio, essais, 2005 ; Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limite, Toulouse, érès, 1997 ; Id., La perversion ordinaire, Paris, Denoël, 2007 ; ainsi que les ouvrages de Dany-Robert Dufour et de Marcel Gauchet.
[4]
Par « place d’exception », il ne faut pas entendre qui ou quoi que ce soit d’exceptionnel, mais simplement la reconnaissance d’un lieu d’où il est légitime d’intervenir auprès des autres. Entretien de Joseph Rouzel avec J.-P. Lebrun.
[5]
J.-P. Lebrun, La perversion ordinaire, Paris, Denoël, 2007, p. 182.
[6]
J.-P. Lebrun, entretien avec Joseph Rouzel.
[7]
Christophe Dejours et Elisabeth Abdoucheli, « Désir ou motivation ? L’interrogation psychanalytique sur le travail », in Société Française de Psychologie, Quelle motivations au travail ? Paris, Entreprise moderne d’édition, 1982, p. 120.
[8]
Il s’agit d’un mode de financement mis en place par les caisses d’allocations familiales basé sur un tarif horaire.
[9]
Que serait un travail social qui ne serait ni théologique, ni politique ? La psychanalyse apporte-t-elle une réponse humaniste ? Ouvrage coordonné par Pascale Bélot-Fourcade, Jacquelin Boneau, Jean-Pierre Lebrun, Charles Melman, Bernard Vandermersch. Paris, Éd. de l’Association lacanienne internationale, 2006, p. 183.
[10]
Le réel est ce qui résiste aux travailleurs sociaux, à leurs savoir-faire, à leurs connaissances.
[11]
J.-M. Vauchez, article consulté sur le site Psychasoc.

Marie-France Custos Lucidi - Posté le 16 avril 2016 - Catégorie(s) publication
Mots clés besoin reconnaissance, culture d’évaluation, désir, identité professionnelle, subjectivité au travail, travail social et médico-social
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